Nouvelles graphiques par Nicholas Romer

Uncharted

Fantastique

A toi de lancer les animations au cours de ta lecture

Mon père était un survivaliste. Sa mort sous les coups d’une lance rudimentaire n’en est que plus ironique.  

Il avait les moyens de son obsession. Ses différentes sociétés étaient valorisées à près de 2 milliards de Yuan il y a moins d’un mois.

En mars de cette année il nous a dévoilé son dernier joujou, un superbe voilier électrique de 18 mètres. Moi et la spécialiste du Gin tonic, à savoir ma mère, étions invitées à un tour du monde sur son bijou de technologie à 12 millions de dollars.

Les zombies ne savent pas nager… Il me fit remarquer avec un clin d’Å“il tout en déroulant le cordage d’amarrage. Mais je sais qu’au fond de lui il pensait sincèrement que nous serions en sécurité au milieu de l’océan alors que selon lui des événements inquiétants se profilaient à l’horizon.

Ses craintes qu’il n’hésitait pas à partager m’ont fait passer quelques nuits agitées comme celle où je l’imaginais me tirer du lit pour échapper au feu nucléaire…

Nous avons quitté San Diego pour l’Australie, puis, nous avons filé vers l’océan indien. Tout à bord était géré par l’intelligence artificielle. Nos repas étaient stockés dans une chambre froide et chauffés à la demande. Nous n’avons pas mangé la même chose en 85 jours de navigation. 

Les problèmes sont apparus quand le système de contrôle des voiles est tombé en panne. Les voiles solaires reflétaient le soleil au lieu de le convertir en énergie. Tout d’un coup nous étions immobiles au milieu d’un océan calme et infini.

Nous avons repéré une île à environ 2 kilomètres à l’ouest. Mais mon père est devenu nerveux et s’est enfermé dans la cabine de pilotage pour taper du code et réparer le programme de contrôle de l’intelligence artificielle. Sans résultat. Les choses ont vraiment pris une tournure dramatique quand on a dû mastiquer de la viande froide.

C’est alors qu’ils nous ont attaqués.

J’ai réussi à me glisser sur le flanc du voilier et à prendre appui sur l’un des hublots. Mais ma prise était vraiment branlante. Et les yeux exorbités de mon père dont le corps pendait au-dessus de moi était une vision insupportable. Je me suis laissé glisser dans l’eau tiède et j’ai nagé sous l’eau en direction de l’île.

Mon père m’avait appris à rester sous l’eau plus de trois minutes. 180 secondes. Ça parait court. Et bien essayez. Vous avez l’impression d’imploser au bout de deux minutes.

Des bancs de poissons multicolores s’écartaient en cœur sur mon passage. Ils m’ont permis d’oublier un bref instant que mes parents venaient d’être massacrés.

J’ai émergé sur un banc de plage très étroit et je me suis précipité dans la masse de végétation épaisse qui entoure l’île comme une ceinture de sécurité. J’ai rampé sur une bonne dizaine de mètres avant de pouvoir me redresser, le dos et les jambes lacérées.

J’avais devant moi une forêt dense dont le feuillage supérieur agissait comme une sorte de dôme protecteur. Il faisait sombre et soudain je me suis surprise à trembloter de froid. Au même moment, un roulement de tambour s’est mis à résonner au loin.

Je n’ai pas pu retenir des larmes d’épuisement, de froid, de peur et aussi de rage. Si j’avais au moins le Beretta de papa qu’il cachait dans le coffre de sa cabine, je pourrais abattre plusieurs de ces fous…

Je le revois encore dans la cabine de pilotage, épuisé et exaspéré par son impuissance, m’expliquer pourquoi cette île au loin le rendait nerveux. Il me raconta alors cette histoire d’un jeune évangéliste américain qui tenta de communiquer la parole du christ à ces indigènes. L’histoire se termina mal pour lui. Et mon père ne voulait pas renouveler l’expérience.

Ils ne me boufferont pas. Jamais… Je me suis murmuré à moi-même. 

Malgré la fine pluie tiède qui s’est mise à tomber, j’ai sombré dans un sommeil lourd et agité. L’écho des tambours a rythmé mon coma passager. Dans mes rêves agités, je survolais l’île jusqu’à l’entrée d’un trou géant invisible depuis les hauteurs mais que ma transe me permettait de découvrir. Je plongeais dedans, incapable de résister à une sorte de courant aérien descendant.

Plus je m’enfonçais, plus l’odeur de viande putréfiée devenait intense. Un marécage verdâtre stagnait tout au fond de cet enfer mais je ne pouvais freiner ma chute. Et puis, soudain, un immense bras aussi maigre et noueux qu’une branche de chêne surgit du bourbier pour me saisir.

Je me suis réveillé à temps. A temps pour entendre les bruits de tambours encore plus proches. J’ai filé à nouveau sans me retourner. Je les savais sur mes traces. Ils poussaient des cris brefs qui semblaient s’extraire de leurs glottes. Et ils semblaient aussi m’empêcher de fuir vers le centre de l’île.

Mais une force invisible m’entrainait irrésistiblement vers ce lieu que les sentinelles protégeaient. J’ai ainsi déboulé devant un cratère aussi grand que le parking de l’aéroport JFK. Le feuillage des arbres recouvrait les deux tiers du trou. 

J’étais effrayé à l’idée de me réfugier dans cette cavité froide et puante. Mais j’étais encore plus paniqué par les sentinelles qui se rapprochaient en hurlant.

J’ai commencé ma descente sans me soucier du dénivelé. Plusieurs fois j’ai failli glisser et chuter mais les cris des sentinelles plus haut étaient une motivation suffisante. Ils ont déboulé sur les bords du cratère et se sont arrêtés net. Visiblement, ils n’étaient pas pressés de poursuivre leur traque.

J’ai pu poser le pied sur une sorte d’escalier creusé maladroitement autour du puits géant. La descente devint facile. J’ai trotté toujours plus profond jusqu’à m’écrouler. Le marais en contrebas dégageait des effluves immondes, comme si tous les animaux de l’île venaient finir leur vie et pourrir dans ce marécage.

J’ai perdu connaissance à moins de 10 mètres du marais.

…

Je rouvre les yeux, épuisée.

Suis-je prisonnière dans un cachot où suis-je en train de rêver ? Je distingue deux orifices de forme ovale. Je m’approche de ce que j’imagine être des fenêtres mal conçues par les sentinelles. Il y a comme des chauve-souris qui les obscurcissent très brièvement en passant sans doute devant.

Sarah… Merci…

Une voix inconnue résonne dans ma geôle. Elle semble si proche et pourtant elle paraît aussi surgir de très loin. Je me retourne mais la lumière des orifices est trop ténue pour éclairer le fond de la pièce.

Je suis chez toi et je te remercie de m’avoir invité…

Qui est-ce… Je bredouille bêtement.

Astaroth… Mais tu peux m’appeler comme tu veux…

Où je suis ?

Chez toi… Dans toi…

Instinctivement je recule vers la pénombre pour lui échapper. Mais je bute rapidement contre un objet massif.

J’emprunte ton corps, Sarah, parce que je n’ai pas d’autre choix… Je dois voyager et j’ai peur que mon apparence ne me permette pas de franchir les portiques de sécurité…

Je ne comprends rien à son charabia et j’ai surtout une intuition que je tente de garder dans un coin de mon esprit. Mais plus je refuse de l’admettre, plus cette réalité s’impose d’elle-même.

Je… Je suis dans ma tête ? Je me bredouille à moi-même.

Je réalise que les fenêtres ne sont en fait que mes yeux et les vols de chauve-souris mes battements de paupières. Et je m’évanouis à nouveau.
…

A mon réveil, je suppute qu’il fait nuit noire. Mes yeux sont clos et je perçois comme des ronflements lointains. Cette chose a aussi besoin de dormir. Je tâtonne pour tenter d’évaluer l’étendue de la pièce. Je bute alors contre ce qui semble être un gigantesque meuble de bois. Je repère les barreaux d’une échelle et des livres par centaines sur des étagères. C’est incompréhensible.

Il se réveille. A croire que nous sommes réglés sur le même rythme.

Une lumière douce s’étale autour des deux ouvertures me permettant ainsi d’observer la marche de mon corps dans la jungle et le meuble dans le fond de la ‘pièce’. L’expérience est délirante.

Ces livres sont tes souvenirs… Déclare la voix.

Je vois des années, des mois, des semaines notées sur la reliure de centaines de livres. Je grimpe sur l’échelle de bois et je saisis l’un des albums en date du 3 janvier, soit 4 semaines plus tôt… Dès que je l’ouvre, une lumière aveuglante me frappe de plein fouet et toutes mes expériences du 3 janvier sur le voilier me traversent l’esprit.

L’expérience est fulgurante. Aussi réelle qu’un voyage dans le temps en accéléré.

Je referme le livre en me jurant de ne jamais renouveler l’expérience. J’ai déjà assez de mal avec le présent. 

Sarah…

C’est la première fois que je l’entend prononcer mon nom. Il semble essoufflé. Pourtant, j’ai le sentiment que son pas est loin d’être rapide. Je ressens un peu de chaleur dans mon corps et mes aisselles sont moites. Je continue donc à ressentir mes sensations corporelles.

Tu as du mal ?

Ma question le prend au dépourvu.

Non… Je dois juste m’habituer… Je suis resté immobile des millions… Longtemps…

Il était donc tapis dans ce volcan pendant des millions d’années. Et il aurait aimé garder cela secret. Je suis très jeune et je manque d’expérience dans les trucs religieux. J’ai bien aimé l’Exorciste, l’original. Et intuitivement j’ai l’impression qu’il est comme ce démon dans le corps de la jeune fille.

Tu m’as dit que je pouvais t’appeler comme je voulais… Je poursuis

En effet…

Ce sera donc Bouffon… Ça te plait ?

En guise de réponse, je perçois des grondement autour de moi, hors de la pièce. Des torrents semblent rugir au loin. La température augmente dans la pièce.

Bouffon s’énerve et la pression de mes artères ainsi que l’accélération de mon cœur deviennent assourdissantes. Je me bouche les oreilles et je me recroqueville contre la bibliothèque.

La colère de Bouffon retombe au bout d’une minute interminable.

Ne joue pas à la plus maligne, Sarah… Tu n’as aucune idée de ce que je peux t’infliger…

Si tu me tue, tu n’as plus de corps… Je tente à mon tour.

Les grondements reprennent au loin mais bien moins puissants.

Exact… Mais je commence à me sentir bien dans cet espace charnel… Je sens que le monde n’attend que moi…

Et c’est à cet instant que des images se succèdent à une vitesse vertigineuse devant moi. Je me découvre devant une foule massive sur Santa Monica beach et je harangue un jeune public qui semble sous mon emprise…

Des centaines de milliers des manifestants s’agenouillent à Londres avec des bougies alors que je flotte à quelques mètres du sol ! Puis, je survole le Vatican dans un anneau de plasma prête à frapper de ce même gaz une foule de millions d’individus sous hypnose ! Je ne me reconnais plus… La colère défigure mon visage dans ce ciel rougeoyant…

Je m’effondre, anéantie.

Voilà ce que je peux t’offrir, Sarah… 

Sa voix s’éteint dans les brumes de mon sommeil.

…

Je suis sur le voilier de papa… Il sort de la cabine de pilotage après des heures de tentatives infructueuses pour relancer l’intelligence artificielle. Ses traits sont tirés et son regard inquiet. Il me passe une main humide dans les cheveux et s’agenouille devant moi.

Ton sac magique, tu l’as toujours…

J’acquiesce. Je m’apprête à le sortir de ma poche mais mon père retient mon bras.

Un stylo et un carnet ça peut t’éviter de perdre la tête si tu te retrouves perdu… Tu peux noter la position des étoiles comme je te l’ai appris… Et le stylo dans…

… Un œil, ça fait mal et le sifflet peut faire fuir la majorité des prédateurs… Je conclus.

Très bien, ma fille…

…

Je me réveille en sursaut.

Je fouille aussitôt les trois poches de mon bermuda à la recherche de mon petit sac plastique. J’ai le vague souvenir de l’avoir toujours porté mais son poids est si léger que je n’en suis plus aussi sûre. Les deux poches sont vides. Je panique. J’ai soudain l’impression que ma survie dépend de ce ridicule sachet.

Il est là ! Dans ma poche arrière. Comme neuf. L’eau n’a pas pénétré dedans. Je sors le sifflet rouge et je souffle. Le bruit est insupportable. Mais la réaction du Bouffon est tout aussi violente. Je l’entend hurler dehors et se boucher mes oreilles. Pendant quelques secondes, tout est silencieux…

Ne refais jamais ça !

Je siffle à nouveau. Cette fois avec un plaisir coupable. Les grondements reprennent hors de la pièce. Tout devient noir alors qu’il ferme mes yeux. Sa colère fait bouillir mon sang et j’ai du mal à contenir ma propre fureur.

Les livres chutent à terre dans un fracas assourdissant. Certains volent vers moi et se fracassent sur ma tête. La bibliothèque tremble sur ses bases et menace de se renverser aussi. C’est une tempête force 10 qui m’envoie valser à terre, une rigole de sang sur la tempe.

…

Ça se calme enfin et je découvre l’horizon infini de l’océan qui s’étend devant ‘mes’ yeux grands ouverts.

Sarah, je vais être clair… Si tu me fais mal, je te fais mal… Je ne te demande pas de m’apprécier et encore moins de m’idolâtrer… Pour l’instant. Une neutralité bienveillante serait bienvenue… D’accord ?

Je me relève et je me dirige vers ‘mes’ deux yeux grands ouverts.

D’accord ? Répète-t-il avec une voix soudain terrifiante.

D’accord… Je murmure

Bien… Tu vois cette mer me sépare de mon destin… Tu nages très bien et moi je n’ai jamais quitté cette île… Alors tu vas nager jusqu’au voilier et après je m’occupe du reste…

J’observe en silence mon corps se rapprocher de la plage et je prends conscience qu’une fois que le Bouffon aura atteint le continent mon corps ne lui sera plus utile.

Je m’apprête à siffler à nouveau mais mon sifflet reste dans ma main alors que je fais face à l’immense bibliothèque. Il me vient une idée folle. Totalement délirante, oui. Mais ne suis-je pas déjà en train de vivre dans un environnement de fou depuis hier ?

Au bout de toutes ces rangées de livres, le dernier volume se présente à moi avec une tranche vide. Il n’y a rien écrit dessus, aucune date. Et j’ai alors soudain l’espoir d’avoir vu juste. Je le saisis et je l’ouvre en implorant tous les dieux de la terre d’avoir raison.

…

Bouffon s’avance dans l’eau avec hésitation. Je ressens ses tremblements, sa peur de cet élément inconnu. Mais il se laisse enfin glisser dans les vaguelettes qui s’échouent mollement sur la plage.

Je sors le stylo de mon sac plastique et j’ouvre à nouveau le livre vide de souvenirs sur mes genoux. Il est vide car c’est un livre d’avenir. Un avenir tout proche que j’écris moi-même sur une page blanche…

Je ne nage plus et je me laisse couler… Je retiens ma respiration… Pas plus de trois minutes mais bien au-delà de ce que Bouffon est capable de supporter…

Voilà mes mots sur la page blanche et voilà ce qui arrive. Je referme le livre et le repose sur la bibliothèque. Le futur est devenu présent.

…

Je suis deux fois survivante. Suffisamment pour entamer ma vie sous de nouvelles perspectives. J’attends les secours sur le voilier sans craindre un nouvel assaut des sentinelles. Elles nous ont protégés pendant des millénaires en gardant Bouffon coincé dans les tréfonds de la terre. Je comprends mieux leur violence maintenant. Je ne leur pardonne pas mais je ne les hais plus.

Quelque chose gît au fond de cet océan. Quelque soit son apparence ou son esprit, j’espère que le monde en est débarrassé pour de bon.

L’Intelligence artificielle s’est remise en route comme par magie et je vais pouvoir lancer un SOS. Et ensuite dormir. Longtemps. Sans cauchemars.